Jérome Fourquet est politologue, analyste politique, expert en géographie électorale et directeur du département Opinion à l’IFOP. Son ouvrage l’Archipel français décrypte pour nous la fragmentation de l’hexagone. Passionnant et formateur.
Le résumé
En quelques décennies, tout a changé. La France, à l’heure des gilets jaunes, n’a plus rien à voir avec cette nation une et indivisible structurée par un référentiel culturel commun. Et lorsque l’analyste s’essaie à rendre compte de la dynamique de cette métamorphose, c’est un archipel d’îles s’ignorant les unes les autres qui se dessine sous les yeux fascinés du lecteur. C’est que le socle de la France d’autrefois, sa matrice catho-républicaine, s’est complètement disloqué. Jérôme Fourquet envisage d’abord les conséquences anthropologiques et culturelles de cette érosion, et il remarque notamment combien notre relation au corps a changé (le développement de pratiques comme le tatouage et l’incinération en témoigne) ainsi que notre rapport à l’animalité (le veganisme en donne la mesure). Mais, plus spectaculaire encore, l’effacement progressif de l’ancienne France sous la pression de la France nouvelle induit un effet d’« archipelisation » de la société tout entière : sécession des élites, autonomisation des catégories populaires, formation d’un réduit catholique, instauration d’une société multiculturelle de fait, dislocation des références culturelles communes (comme l’illustre, par exemple, la spectaculaire diversification des prénoms). À la lumière de ce bouleversement sans précédent, on comprend mieux la crise que traverse notre système politique : dans ce contexte de fragmentation, l’agrégation des intérêts particuliers au sein de coalitions larges est tout simplement devenue impossible. En témoignent, bien sûr, l’élection présidentielle de 2017 et les suites que l’on sait… Avec de nombreuses cartes, tableaux et graphiques originaux réalisés par Sylvain Manternach, géographe et cartographe.
Cet ouvrage a reçu le « prix du livre politique 2019 »
Le livre
Morceaux choisis… mieux qu’une analyse par trop personnelle, ces extraits révèlent le propos et permettent la réflexion.
Sur l’archepelisation :
« Marginalisation des catholiques, sécession des élites, affranchissement culturel et idéologique de toute une partie des catégories populaires, montée en puissance de l’hétérogénéité ethnoculturelle du pays, régionalisme corse, tous ces phénomènes contribuent à l’archipelisation de la société française. Ce processus de fragmentation s’observe également à l’école et au sein du tissu urbain des métropoles, comme dans celui des villes moyennes de province. »
Sur la fin de l’opposition droite/gauche :
« Si l’opposition gauche/droite historique était indexée (certes imparfaitement) sur la classe sociale d’appartenance, le niveau d’éducation semble être l’une des variables les plus structurantes de ce nouveau clivage. Du fait de la tertiarisation de l’économie, de nombreuses identités professionnelles sont désormais plus floues que par le passé. Ce phénomène, associé au développement de l’accès à l’enseignement supérieur et à la constitution d’un vaste groupe de diplômés du supérieur, a abouti progressivement à une stratification de la société française sur une logique culturelle et éducative. Dans les sondages d’opinion portant sur de très nombreux sujets, la variable aujourd’hui la plus discriminante est ainsi celle du niveau d’étude plus que le revenu ou la CSP. C’est également le cas au plan des comportements électoraux. »
Sur l’élection présidentielle de 2017 :
« Par-delà le bouleversement des repères et des équilibres historiques, et accessoirement le dynamitage des forces politiques traditionnelles, les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 ont donné à voir l’état de fragmentation du corps social français, y compris à l’échelle d’un même département. Comme on l’a vu, le duopole Macron-Le Pen a nettement mis en lumière, au plan géographique, l’opposition gagnants-ouverts/fermés-perdants, avec comme trait saillant le clivage centre-périphérie. Ce clivage, sur lequel Christophe Guilluy insiste avec raison, est manifeste et renvoie à une ligne de faille majeure, comme l’illustre le cas des agglomérations macroniennes du Nord-Est de la France littéralement encerclées par des périphéries frontistes. Mais au cours de nos pérégrinations, les coups de sonde que nous avons donnés à Compiègne, Carcassonne ou Aulnay-sous-Bois ont montré qu’au sein même d’une ville moyenne (et a fortiori d’une agglomération), d’autres lignes de fractures existaient, que différents quartiers aux identités sociologiques, ethnoculturelles et politiques bien marquées se côtoyaient. »
Une étonnante statistique liée à l’altitude :
« Midi rouge et Midi bleu marine : l’altitude comme ligne de partage des raisins de la colère. Un zoom sur les départements littoraux du Languedoc-Roussillon est de ce point de vue des plus instructifs. Les Pyrénées-Orientales, l’Aude, l’Hérault et le Gard, qui constituaient jadis le « Midi rouge », ont affiché en 2017 des scores élevés à la fois en faveur de Jean-Luc Mélenchon mais aussi de Marine Le Pen. Pourtant, loin d’être imbriqués, ces deux votes ont chacun préempté des espaces bien délimités. La ligne de partage des eaux entre ces deux types de vote contestataires est fixée par le relief. Dans ces départements, le vote frontiste est d’autant plus puissant que l’altitude de la commune est faible, alors qu’inversement, le vote Mélenchon gagne linéairement en intensité au fur et à mesure que l’altitude augmente. Comme le montre le graphique ci-dessous, le point de basculement se situe autour de 200 mètres. »
Sur le nouveau bloc libéral-élitaire :
« … constitution d’une coalition modérée et libéral-européenne amalgamant centre-gauche, centre, centre-droit, et une partie de la droite. Alain Juppé rêvait de « couper les deux bouts de l’omelette » : c’est Emmanuel Macron qui semble en voie d’y réussir en bâtissant ce qu’on pourrait appeler le « bloc libéral-élitaire.
Cette appellation voudrait attirer l’attention sur le fait que cette coalition nouvelle présente une double cohérence : idéologique (réformiste-libérale) et sociologique avec, on l’a vu, un soutien venant des catégories les plus aisées de la population. Dans ces milieux, tout se passe comme si Emmanuel Macron avait occasionné un coming out libéral de la bourgeoisie et des classes moyennes supérieures de gauche, qui purent ainsi faire leur jonction avec leurs homologues de centre-droit. Cette division de façade reposait sur des références partisanes héritées du passé, alors que sur des sujets majeurs (réformes libérales du système économique, poursuite de l’intégration européenne, progressisme sociétal), une bonne partie de la bourgeoisie de gauche et de droite pensait au fond la même chose.
Dans ce nouveau paysage idéologique et sociologique, gauche et droite n’ont pas vocation à disparaître. Mais leur espace respectif a été clairement reconfiguré à la baisse du fait de l’émergence du bloc macronien. Toute la question est désormais de savoir quel est le degré de solidité et la capacité de ce « bloc libéral-élitaire » à maî « le « bloc libéral-élitaire ».
Cette appellation voudrait attirer l’attention sur le fait que cette coalition nouvelle présente une double cohérence : idéologique (réformiste-libérale) et sociologique avec, on l’a vu, un soutien venant des catégories les plus aisées de la population. Dans ces milieux, tout se passe comme si Emmanuel Macron avait occasionné un coming out libéral de la bourgeoisie et des classes moyennes supérieures de gauche, qui purent ainsi faire leur jonction avec leurs homologues de centre-droit. Cette division de façade reposait sur des références partisanes héritées du passé, alors que sur des sujets majeurs (réformes libérales du système économique, poursuite de l’intégration européenne, progressisme sociétal), une bonne partie de la bourgeoisie de gauche et de droite pensait au fond la même chose.
Dans ce nouveau paysage idéologique et sociologique, gauche et droite n’ont pas vocation à disparaître. Mais leur espace respectif a été clairement reconfiguré à la baisse du fait de l’émergence du bloc macronien. Toute la question est désormais de savoir quel est le degré de solidité et la capacité de ce « bloc libéral-élitaire » à maîtriser et à surmonter ses contradictions internes dans la durée »
Sur le plan électoral :
« Il en va de même au plan électoral. Les 65 ans et plus constituent en effet la quille qui assure la stabilité de l’édifice électoral. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 65 % d’entre eux ont voté pour l’un des deux candidats de gouvernement (Emmanuel Macron et François Fillon) contre seulement 26 % pour Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Dans la génération suivante, celle des 50-64 ans (qui constitue, avec la génération précédente, l’essentiel des baby-boomers), le rapport de forces est tout juste équilibré entre les deux paires de candidats : 42 % contre 42 %. La tendance s’inverse ensuite au sein des 35-49 ans : 36 % pour Macron + Fillon versus 47 % pour Mélenchon + Le Pen, ces derniers confortant encore leur avance par 49 % contre 35 % auprès des moins de 35 ans. D’aucuns se rassureront en voyant dans ce tropisme protestataire l’expression de la radicalité traditionnelle de la jeunesse, appelée à s’estomper avec l’âge…
Sur la question des diplômes :
« Mais les travaux de Louis Chauvel viennent obérer cette vision optimiste. Dans son dernier ouvrage, le sociologue montre comment, dans un contexte de faible croissance économique, la massification de l’accès à l’enseignement supérieur a abouti à la diminution de la « rentabilité sociale » des diplômes. De la même manière, dans les principales métropoles françaises, là où se concentre la majeure partie des diplômés, la hausse des prix de l’immobilier a produit un processus de «repatrimonialisation », à l’origine d’une forte inégalité entre les jeunes diplômés disposant d’un patrimoine familial et les autres.
Avec un même diplôme, les générations qui arrivent aujourd’hui sur le marché du travail ont accès à des emplois moins rémunérés et moins prestigieux que leurs aînés. De la même manière, dans les principales métropoles françaises, là où se concentre la majeure partie des diplômés, la hausse des prix de l’immobilier a produit un processus de « repatrimonialisation », à l’origine d’une forte inégalité entre les jeunes diplômés disposant d’un patrimoine familial et les autres. La classe moyenne est concernée au premier chef par ces mouvements de fond. Mais leurs effets ne sont pas encore pleinement visibles dans la mesure où la fraction la plus âgée de ces classes moyennes, celle qui a eu la chance de s’insérer sur le marché du travail à des postes correspondant à ses diplômes et d’acquérir un logement avant l’envolée des prix de l’immobilier, n’y est pas exposée. Pourtant, il est inévitable qu’au gré du renouvellement des générations, l’édifice social et politique tout entier de la France s’en trouve demain affecté. »
😉 😉 😉
Le livre à la FNAC, mais c’est toujours mieux chez votre libraire, bien évidemment https://livre.fnac.com/a13189384/Jerome-Fourquet-L-archipel-francais#omnsearchpos=1
Très interessant. Merci
travail de chercheur passionnant et très instructif pour le lecteur .
Un peu long sur l évolution du choix des prénoms mais il n est pas interdit de sauter quelques lignes!